(a little messed up, a litttle lucked out, a little far gone)

Âge et date de naissance ✈ trente-cinq ans, née le 6 juin 1983, aînée d'une fratrie de six enfants ; Nationalité ✈ américaine par le droit du sol, fille d'immigrés et première de la famille à l'obtenir, une grande fierté pour ses parents ; Lieu de résidence avant le crash ✈ un petit appartement dans la banlieue de Washington, partagée avec la plus jeune de ses sœurs, attachée parlementaire de la sénatrice Griffin, pour laquelle Noor travaille également ; Situation familiale avant le crash ✈ proche de ses parents, malgré la distance et les divergences d'opinion, toujours plus nombreuses, proche de ses frères et sœurs aussi, particulièrement de Latika, la plus jeune de ses deux sœurs mais également sa colocataire ; célibataire depuis la fin douloureuse d'une histoire sans réel avenir, il y a déjà trois ans, incapable de se projeter ni de faire réellement confiance à qui que ce soit, à l'affût du moindre détail, si insignifiant soit-il, qui pourrait tout détruire ; Signes particuliers ✈ le genou et l'épaule gauche bousillés au Yémen, il y a presque cinq ans, et qui ont contraint les seals à la mettre sur la touche, la rééducation lui ayant permis de retrouver l'usage de son corps à un excellent niveau sans pour autant faire de miracle et lui épargner les séquelles l'empêchant de retrouver sa place dans son équipe ; Groupe ✈ ALPHA ; lieu du crash ✈ le nord de l'île ; Avatar ✈ Priyanka Chopra.

Son cœur battait la chamade, si erratique et violent que Noor craignait presque qu'il ne bondisse hors de sa poitrine. L'appréhension, elle connaissait. Elle avait passé une majeure partie de sa senior year à tenter de calmer ses angoisses personnelles, grandissantes à l'approche des SAT. Et, après tout, elle avait grandi dans la crainte de décevoir ses parents. Cette peur-là, ils l'avaient eux-mêmes instillé en elle, à répéter encore et encore qu'elle devait montrer l'exemple au reste de la fratrie mais aussi leur prouver qu'ils avaient fait le bon choix en émigrant. De prouver à cette grande nation qu'étaient les États-Unis d'Amérique qu'elle avait eu raison de les accueillir en son sein, eux et leurs merveilleux projets d'avenir pour leurs enfants. Noor n'avait, finalement, pas ou peu de raisons de s'affoler. Après tout, ses parents l'avaient élevé dans l'amour et le respect de leur nouvel patrie, en lui expliquant combien il était important de s'intégrer, pour eux comme pour elle. Ils avaient très certainement facilité la tâche de leurs enfants en décidant de s'installer dans le Queens, même si il n'était pas si rare que ça de croiser des regards un peu méfiants dans le métro ou d'entendre des réflexions racistes toujours plus créatives. Noor aurait probablement eu une enfance bien plus compliquée dans des coins moins tolérants. Le Midwest profond par exemple ou n'importe quelle petite ville du Sud, le paradis pour toute femme non-blanche et fille d'immigrés. Elle ne se serait certainement pas retrouvée dans cette situation, si c'était là-bas qu'Edha et Sanjay Lahiri avaient élu domicile en débarquant fraîchement de Dehli, le cœur débordant d'amour pour ce pays de tous les possibles. Elle serait sans doute devenue un peu amère, aurait probablement perdu foi en l'humanité, aurait pu devenir serveuse, coiffeuse ou fille-mère et rester toute sa vie dans la même petite bourgade, entourée d'intolérance et de pitié, ou déguerpir sitôt son diplôme en poche, décroché une bourse dans une université d'état et partir loin, loin, loin des siens. Partir loin. Finalement, ce n'était pas un destin si différent de celui qu'elle s'était choisie. Un destin plus simple peut-être mais jusqu'à présent, jusqu'à ce qu'elle réalise que sa décision n'impliquait pas qu'elle seule mais toute sa famille, les choses lui avaient semblé oh si simples.

Noor Lahiri ne souffrait absolument pas de la moindre phobie de l'engagement, c'était certain.

Elle se souvenait du calme qui l'avait englouti toute entière lorsqu'elle avait poussé la porte de ce bureau local de l'armée, à quelques pas à peine de son immeuble. Elle s'était sentie un peu engourdie, presque comme dans un rêve, et les sourires lui étaient venus si facilement, en si grand nombre que l'officier chargé du recrutement s'était senti obligé de lui demander si tout allait bien et si, vraiment, elle était sûre d'elle. Et curieusement, Noor n'avait jamais été plus sûre d'elle-même de toute sa vie. Jusqu'à maintenant, du moins. Jusqu'au moment fatidique de l'annoncer à ses parents.

Ils étaient installés au salon, comme tous les dimanches. Latika et Arjun étaient allongés sur le tapis, leurs pieds balayant l'air au rythme de la chanson de Britney que la télévision diffusait, au grand dam de leur mère qui fusillait l'appareil du regard, lèvres pincées et sourcils froncés si fort que ses yeux en paraissaient plus noirs que d'ordinaire.

─ Je peux vous parler ? lâcha Noor, d'une voix tremblante. 

Latika releva la tête, intriguée par le ton peu assuré de sa sœur. Leurs regards se croisèrent et, l'espace d'une seconde, l'inquiétude que Noor lut dans les yeux de sa cadette la fit douter de ses projets. Elle s'efforça de lui sourire, malgré son visage figé et sa gorge serrée, puis se tourna vers ses parents, lesquels semblaient bien plus inquiets qu'elle ne l'avait anticipé.

─ Tout va bien ? s'enquit sa mère en prenant soudainement la main libre de son père.

Il n'avait encore rien dit et Noor n'osait pas le regarder, appréhendant sa réaction plus encore que celle de sa mère. Sanjay Lahiri n'était certainement pas le plus chaleureux des hommes, ni le plus bavard mais Noor avait appris à trouver ses preuves d'amour dans les plus petits gestes, les questions les plus insignifiantes. Malgré toute la tendresse et l'affection qu'elle portait à sa mère, c'était bien le respect de son père qu'elle recherchait le plus. La simple idée de le décevoir la terrifiait plus qu'elle n'aurait su l'exprimer.

─ Oui. Tout va bien. Tout va très, très bien, parvint-elle à articuler, non sans difficultés.

C'est le moment, c'est le moment, c'est le moment. Ces trois mots tournaient et retournaient dans sa tête, s'entrechoquant avec un tel écho qu'elle avait la désagréable sensation de ne plus rien entendre autour d'elle, pas plus la télévision et la voix nasillarde de Britney qui dénonçait la bêtise masculine en feignant l'innocence que les rires de ses frères qui jouaient probablement avec les voisins sur le perron. C'était le moment et elle ne pouvait plus reculer.

─ Je me suis engagée. Pause. Plus dramatique que nécessaire sans doute mais sa gorge semblait soudain verrouillée, sa langue, trop lourde pour se mouvoir. Puis, enfin : dans l'armée.

Le silence était assourdissant à présent et pour un peu, Noor aurait juré que la maison, plongée dans la tiédeur moite de l'été new-yorkais, s'était soudain refroidie de dix ou quinze degrés. Immobile, les mains mêlées l'une à l'autre et comprimées par l'angoisse, elle n'osait pas respirer, n'osait pas quitter des yeux le point qu'elle fixait au loin, derrière les visages stupéfaits de ses parents.

─ C'est une blague ? lança finalement Latika en se relevant.

Le geste qu'elle esquissa en direction de sa sœur, présage d'étreinte tendre et réconfortante ou prémices d'une claque violente, difficile à dire, son geste mourut presque aussitôt qu'il naquit, arrêté par la voix, basse mais néanmoins puissante, de leur père.

─ Tu es bien sûre de toi ? demanda-t-il, impassible.

Son froncement de sourcils, presque imperceptible, brouilla un instant la vue de Noor. Elle ravala les larmes, rangea ses émotions dans un coin de sa tête, les verrouilla à double tour au fond de son cœur. Pas de larme, pas de sanglot, pas maintenant. Elle ne pouvait pas, ne devait pas montrer le moindre signe de faiblesse. Pas aujourd'hui. Elle chassa donc les larmes d'un clignement de paupières et acquiesça, très raide.

─ C'est bien ma fille, conclut Sanjay, les yeux plantés dans ceux de sa fille aînée, insensible aux regards courroucés que son épouse et sa cadette lui lançaient.

Il semblait vouloir en dire plus mais comme à son habitude, il resta muet. Et comme à son habitude, Noor comprit les mots restés silencieux, capta les gestes gardés pour lui. Dans ce c'est bien ma fille, elle entendit la fierté, à peine teintée de déception. Elle vit la crainte et la confiance. Elle sut que ce n'était peut-être pas le chemin qu'il aurait choisi pour elle mais qu'il l'accompagnerait, contre vents et marées. Ce n'était pas un projet traditionnel, pas pour une indienne, mais après tout, ils étaient en Amérique. Et toute indienne qu'elle était, Noor était avant tout une américaine. Une américaine qui servirait son pays.


La fin officielle des combats, annoncée par Bush, remontait à plus d'un mois et si certains commençait à trouver le temps long, Noor se surprenait à apprécier la franche.camaraderie qui régnait sur le campement où elle était stationnée en compagnie de son unité. Ils auraient pu être chez eux, c'est vrai, mais ils finiraient par rentrer tôt ou tard. On ne pouvait décemment pas garder le gros des troupes américaines dans un pays où, officiellement, on ne se battait plus. Il était presque facile, finalement, d'oublier les sept marines que deux grenades avaient blessé quinze jours plus tôt. Noor comprenait cette envie de retrouver famille et amis, mais comme bon nombre de ses camarades, elle savait aussi que ça n'arriverait pas tout de suite. Il était inutile de se bercer d'illusions. On avait peut-être annoncé la fin des combats mais ça ne signifiait pas le retour des troupes à la maison, loin de là. Cependant il était difficile de l'annoncer à ses parents, lesquels lui avaient fait parvenir, à l'occasion de son anniversaire, un colis rempli de lettres, de photos et de douceurs dont elle n'avait même pas osé rêver. Le paquet était arrivé trois jours plus tôt mais elle avait tenu à attendre, à patienter jusqu'au jour J, malgré les railleries de ses camarades qui n'auraient raté pour rien au monde une occasion de se moquer d'elle. Noor ne leur laissait pas la tâche facile en la matière, elle le savait, et même si elle s'était battue pour leur faire comprendre qu'elle n'avait rien d'une faible femme ou du quelconque cliché qui leur était passé par la tête la première fois qu'ils l'avaient aperçue, elle avait laissé passer les moqueries pour cette fois, les acceptant de bonne grâce avec un sourire.

Son colis sous le bras, elle avait quitté la tente partagée avec cinq autres femmes pour s'offrir un instant de solitude en compagnie des siens, loin du tumulte incessant du camp. Son anniversaire avait officiellement commencé depuis douze minutes, aussi estimait-elle avoir droit à un instant de sentimentalité. De faiblesse, comme elle les appelait. La distance était une épreuve compliquée, une épreuve qu'elle avait eu bien du mal à gérer les premiers mois, mais elle n'avait pas imaginé à quel point l'absence de sa famille lui pèserait une fois déployée. L'Irak était sa première vraie mission et elle ignorait sincèrement si elle parviendrait à supporter le manquer longtemps.

Elle avait englouti presque la moitié du paquet de Reese's glissé dans le colis par Latika, des larmes roulant sans discontinuer sur ses joues après la lecture de la carte d'anniversaire signée par toute la famille et quasiment tous les voisins dans une périphérie de deux kilomètres autour de la maison au moins, lorsqu'une silhouette assombrit sa vision sur sa gauche. Noor tourna la tête et, surprise de trouver le premier-lieutenant de sa compagnie installé à ses côtés, manqua de renverser ce qui restait de chocolats dans sa hâte de se lever.

─ Repos cadet, tout va bien, la rassura Miller en riant.

Prudente, Noor resta un instant à moitié debout, n'osant pas avaler l'énorme bouchée de chocolats avec laquelle elle avait voulu étouffer sa peine, jusqu'à ce que l'officier lui fit signe de se rasseoir. Il n'avait pas cessé de rire et pendant quelques secondes, malgré toute la confiance qu'elle avait en sa hiérarchie, l'irritation et la colère remplacèrent le manque dans le cœur de la jeune femme.

─ Vous permettez ? La main tendue vers le paquet de Reese's compléta la question.

Noor voulut d'abord refuser, mue par un instinct enfantin, réflexe puéril qui l'avait suivi toute son enfance ou presque, lorsque Trisha ou Latika cherchaient à lui voler ses affaires. Sharing is caring. Difficile d'enregistrer ça à six ans. Toutefois elle n'était plus une enfant et elle s'imaginait mal refuser quoi que ce soit à un supérieur, surtout des chocolats. Timidement, elle lui tendit le paquet et, une fois débarrasée, en profita pour essuyer ses joues trempées.

─ Vous avez le mal du pays ? Elle acquiesça. Gênée. N'en ayez pas honte. Tout le monde passe par là. Tout le monde.

Tout le monde. Peut-être. Certainement, oui, mais tout le monde n'était pas une femme sur le campement. Elles étaient une petite poignée à peine et moins encore dans les rangs des forces armées. Noor n'avait croisé, jusqu'à présent, qu'une seule autre femme de couleur depuis qu'elle s'était engagée. Tout le monde avait ses faiblesses, oui, mais tout le monde n'était pas autorisé à les montrer, pas si tout le monde espérait être un jour reconnue à sa juste valeur.

─ Mais je comprends pourquoi vous vous êtes isolée. J'ose à peine imaginer à quel point vos camarades peuvent être stupides et arriérés, pour parler poliment. Et j'en connais un rayon en intolérance et autre étalage de bêtise humaine. Vous voulez que je vous laisse ? La question resta suspendue dans l'air pendant une dizaine de secondes.

On ne lui avait jamais posé la question auparavant. On n'avait même jamais exprimé la moindre empathie pour sa condition, légèrement plus difficile que ses camarades masculins, automatiquement bien sous tout rapport de naissance. Interdite, elle observa le premier-lieutenant Miller sans très bien comprendre. C'était un officier, un type qui avait bien mieux à faire qu'à gérer les états d'âme d'un simple cadet, encore moins d'une femme. Les hommes qui l'avaient formée, parce qu'elle n'avait eu à faire qu'à ça, des hommes, encore et encore, toujours plus nombreux, l'avaient traitée plus ou moins durement. Certains n'avaient marqué aucune différence face à son genre, d'autres lui avaient mené la vie dure. Personne, toutefois, n'avait parlé tout haut de cette différence indéniable entre elle et une majeure partie de l'US Army. Personne n'avait osé compatir, jusqu'à Miller. Son sourire, en apparence sincère, la rassura et Noor se détendit. Elle secoua la tête, souriant à son tour. Timidement, certes, mais c'était un premier pas. Peut-être y avait-il de l'espoir finalement, sur le chemin qu'elle s'était choisie. Peut-être bien, oui, mais elle ne pouvait pas se laisser avoir par de bons sentiments, si sincères étaient-ils. Miller était différent, lui aussi, ne ressemblait sans doute pas à ce que bon nombre d'Américains qui accordaient leur voix au grand old party, défendaient leur droit inaliénable à posséder de l'artillerie lourde chez eux et se trouvaient nostalgique d'une époque qu'ils n'avaient guère connu que dans la bouche de leurs grands-pères partisans du klan, voulaient voir dans leur armée. Mais Miller, avant tout, était un homme. Un homme noir, un soldat noir, un officier noir mais un homme en premier lieu. Il pouvait comprendre, dans une certaine mesure. Son sourire, pourtant, donnait envie à Noor d'imaginer qu'il pouvait tout comprendre.

C'était idiot, c'était naïf mais elle soufflait ses vingt ans. Elle avait encore le droit d'être une enfant, pour quelques minutes, quelques secondes de répit.

─ C'est mon anniversaire, finit-elle par expliquer, d'une voix pas très assurée, mes parents ont, enfin, vous voyez...

Ses parents, perdus dans le Queens, secoués par l'idée qu'elle pouvait disparaître demain dans un attentat. Ses parents, traumatisés par le 11-Septembre, terrifiés par le simple idée que leur fille combattait un terrorisme déjà à leur porte. Ses parents, si fiers malgré la peur. Elle ferma les yeux, ravalant de nouvelles larmes. Dans le colis, une photo lui souriait, Latika, Trisha et Arjun au premier rang, leurs parents derrière eux, encadrés par Madi et Rajan de chaque côté. Ils étaient si loin, tous, qu'ils lui paraissaient appartenir à une autre réalité, loin de la poussière et des cris de cette terre étrangère.

─ Bon anniversaire cadet, souffla le premier-lieutenant Miller, quelque part sur sa gauche.

Sans la main qui avait effleuré son épaule, à peine le temps d'une inspiration, Noor aurait presque pu croire qu'il s'agissait d'une hallucination. Mais non, tout ça était bien réel. La poussière et les cris, les réveils au beau milieu de la nuit pour des exercices et les réelles urgences. Le sang, les larmes, les disparus et ses vingt ans célébrés avec des Reese's et une photo, au beau milieu de l'Irak.


Ils étaient arrivés à la base de Pasni peu après dix-huit heures, dans la plus grande discrétion. Dans un calme ahurissant, presque en silence, on leur avait assigné des quartiers, en à peine quelques mots. Si ses camarades semblaient affectés, personne ne paraissait prêt à en parler. Tant mieux, s'était dit Noor, puisqu'ils n'étaient pas sensés en parler. C'était ça, à présent, sa vie. Le silence pour couvrir le bruit des balles. Une partie d'elle ne parvenait pas à se détacher de l'idée que le monde méritait de savoir, d'un côté comme de l'autre du canon, mais certaines missions nécessitaient le secret le plus absolu. Certaines missions, oui. C'était là le terme exact qu'on avait employé à tort et à travers durant l'intense formation suivie deux ans plus tôt. Bullshit. Les trois quarts du temps, Noor n'était même pas autorisée à dire aux siens pour quelle contrée elle s'envolait. Ils savaient qu'elle partait pour le Moyen-Orient, puisque c'était là qu'était affectée la Seal Team 10 qu'elle avait intégré, mais là s'arrêtait les détails. Noor comprenait cet engagement et ce qu'il impliquait. Elle était ravie, vraiment, d'avoir pu intégrer cette nouvelle unité. Hell, elle était infiniment heureuse d'être allée jusqu'au bout d'un entraînement qui avait arraché des sourires condescendants et des ricanements étouffés la première fois qu'elle l'avait évoqué auprès de sa hiérarchie. Pourtant, parfois, seulement parfois, elle aurait aimé pouvoir se débarrasser de cette culpabilité qui accompagnait son silence.

Mais qu'était un petit compromis avec sa conscience après tout ce qu'elle avait enduré pour obtenir cette place ?

L'appel qu'elle tenta de passer à Latika resta de longues minutes sans réponse avant que sa cadette ne finisse par décrocher. Elle avait fini par se faire à ces coups de fil qui, au mieux, la tiraient du sommeil au petit jour, au pire la réveillaient en pleine nuit, et elle ne se plaignait pas, jamais. Elle ne posait pas de question non plus, l'une des raisons pour lesquelles c'était elle que Noor contactait en priorité et non leur mère, qui ne comprenait pas. À vrai dire, certains jours, mais certains jours seulement, Noor ne comprenait pas non plus. Le silence, toujours le silence. Aujourd'hui était un jour certain. Un jour de fatigue, physique comme mentale.

Entendre la voix de sa petite sœur lui fit plus de bien qu'elle ne l'aurait imaginée et c'est presque apaisée, sereine qu'elle retrouva son équipe pour un debriefing. Aujourd'hui à Pasni, demain ailleurs, sans doute. C'était ça, à présent sa vie.


Rester au QG de Little Creek pour la moindre tâche administrative était un vrai cauchemar. Littéralement. Un cauchemar. Elle aurait donné cher pour être parachutée au beau milieu de l'Afghanistan ou de tout autre pays loin, loin de son enfer personnel. Noor avait la sensation d'avoir passé toute une éternité dans ces bureaux et si on ne l'en sortait pas bientôt, elle allait finir par perdre la tête. Littéralement. La décapitation semblait une alternative plutôt amusante, quand on jetait un coup d'œil aux formulaires qu'on lui avait ordonné de relire et corriger.

(Noor, dramatique ? Oh non, si peu).

Ses prières, finalement, furent exaucées lorsqu'on lui annonça un visiteur qui l'attendait sur le parking. Probablement Arjun qui s'était décidé à quitter New York pour un peu de verdure ─ littéralement ou non, difficile de savoir sans l'avoir immédiatement sous les yeux s'il fréquentait toujours sa copine accro aux pétards et à la philosopie de comptoir. Son imbécile de petit frère avait le chic pour s'enticher des filles qui lui convenaient le moins, au grand dam de leur mère dont le but ultime était de les voir toutes et tous bien marié·e·s. Elle avait arrêté les allusions peu subtiles sur les fils de ses amies dans ses lettres depuis que Noor s'en était plainte auprès du patriarche mais ne manquait jamais de glisser un sous-entendu ici ou là lorsqu'elles se retrouvaient. Pour les garçons, l'épreuve était différente mais tout aussi éprouvante et Noor les plaignait sincèrement, surtout Rajan, le petit dernier, qui vivait encore à la maison. Il avait beau s'autoriser quelques jours de répit chez Arjun lorsque ce dernier daignait l'accueillir dans le Bronx, les projets nuptiaux de leur mère n'étaient jamais très loin.

Arjun qui, par ailleurs, ne l'attendait absolument pas sur le parking. Arjun qui était probablement encore au lit, avec ou sans sa fumeuse d'herbe. À sa place, lui tournant le dos, se tenait Jacob Miller. Il avait beau être en civil, Noor aurait reconnu sa silhouette entre mille. Elle oublia Little Creek, les formulaires, la prochaine mission dont elle n'avait toujours pas entendu parler, les anciennes qui tourmentaient parfois ses nuits et ses muscles, les hommes en uniforme qui passaient au loin, la fatigue, le stress et l'ennui, uniquement focalisée sur cet homme qui, aux dernières nouvelles, se trouvait quelque part en Somalie.

─ Jake ! Le cri avait jailli de sa gorge avec toute l'émotion que faisaient naître des mois de manque, de lettres aux lignes serrées et de mauvais coups de fil.

Il se retourna, alerté par son nom et par le ton presque désespéré de Noor. Son sourire acheva de gommer toute convention sociale qui l'empêchait, jusque-là, de courir dans ses bras.

Elle se jeta contre lui avec tant de force qu'il recula d'un pas, peut-être deux. Noor n'en savait rien, Noor s'en fichait bien. Jacob était là et, bientôt, il l'enveloppa dans une étreinte qui aurait tout à fait pu durer une éternité sans qu'elle ne s'en plaigne. Bien vite, trop vite, il la relâcha et elle retrouva le sol, à regrets.

─ Bon anniversaire cadet, lâcha-t-il, son sourire moqueur illuminant son visage clairement fatigué.

Un éclat de rire ému secoua Noor qui réprima l'envie de fermer les yeux, toute à son bonheur de l'avoir finalement là, devant elle, et non sur un écran grésillant à la connexion déplorable. Il était là, vraiment là, et même si elle avait envie de croire qu'elle en était l'unique raison, Noor n'était plus assez naïve pour cela. Il fallait toutefois remercier l'heureux hasard du calendrier, une permission rencontrant une date importante. Un luxe qu'ils ne pouvaient guère se permettre.

─ J'avais presque oublié, confia-t-elle tout bas. Son nez glissa contre une barbe de deux, peut-être trois jours. Contact agréable, surprenant. Respirer son odeur, le sentir sur sa peau, entre ses bras, comme pour prouver à tous ses sens qu'il était bel et bien là.

─ Ils essayent de me noyer sous la paperasse, je pensais t'appeler plus tard, reprit-elle, les yeux dans les siens, la bouche si près de la sienne, arquée de toute sa hauteur pour le voir, le sentir, l'entendre. Le toucher, par-dessus tout.

Son sourire, comme toujours, fit fondre les mauvais instants de sa journée comme neige au soleil. Dieu qu'il lui avait manqué. Pouvait-on vraiment vivre, ainsi séparés ? Voir son partenaire partir en déploiement en restant au pays était une chose. Savoir son partenaire en zone de danger en l'étant soi-même en était une autre. Noor ignorait combien de temps ils tiendraient cette cadence, tous les deux, ou même s'ils tiendraient, tout court, mais elle ne se poserait plus la question aujourd'hui.

─ Nom de Dieu, Lahiri, un peu de tenue, merde ! La voix claqua, sèche.

Elle ferma les yeux avec une grimace. Nul besoin de se retourner, cette voix-là rythmait sa vie. Oui oui, certes. Little Creek, la Virginie, l'Armée. S'oublier ainsi n'était pas vraiment dans ses habitudes mais, après tout, trouver Jacob Miller sur son chemin par un bel après-midi de Juin, le jour de ses trente ans qui plus est, n'était pas non plus dans ses habitudes.

─ J'ai d'anciens camarades à saluer, tu m'appelles quand tu auras fini ? Sa voix si douce, si chaude. Ne pouvait-elle pas passer le reste de la journée à l'écouter ?

─ Lahiri, si tu crois que mes rapports vont se corriger tous seuls, tu te fourres le doigt dans l'œil jusqu'au coude, aboya son supérieur, dans son dos. Ramène ton cul, pronto ! L'élégance militaire à son paroxysme.

Les formulaires, oui, oui, elle n'avait pas oublié. Ou peut-être un peu, juste un petit peu. Mais elle avait le droit, après tout, puisque Jacob était là.


La douleur n'avait pas fait son apparition immédiatement, laissant place à la torpeur et l'incompréhension. Déboussolée, clairement sonnée, Noor n'avait pas compris tout de suite pourquoi sa vue s'était obscurcie, pourquoi elle avait tant de mal à respirer aussi. Un bourdonnement tourbillonnait dans ses oreilles et elle aurait été incapable de donner la date ou l'heure, son prénom même, peut-être. Tout tournait autour d'elle, tout tournait mais pas elle. Tout tournait, tout n'était plus que poussière et ténèbres.

La douleur survint en un éclair lumineux. Le retour à la vie réelle ? Peut-être pas. Juste les décombres qui l'opprimaient soudain relevés. Et la douleur. Partout. Fulgurante.

Noor hurla.

Longtemps.

On s'affairait autour d'elle et si elle ne distinguait pas les visages ni les mots, elle en captait des bribes. Elle se savait en sécurité mais pouvait-on vraiment être en sécurité au Yémen ?

Des mains serrèrent les siennes. Des voix cherchèrent la sienne. Elle ne sentait pas, elle n'entendait pas.

La douleur s'atténua, doucement. Noor voulut bouger. Se relever et partir, partir très loin.

L'éclair lumineux la terrassa.

Noor s'affaissa.

On lui expliqua, bien plus tard, en des termes bien plus techniques, le drame qui s'était déroulé. Le corps à moitié engoncé dans des plâtres qui entravaient tout son côté gauche, elle n'écouta pas, n'entendant qu'une seule chose. Sa carrière était terminée. Morte. Enterrée sous des décombres yéménites, hurlant encore sa douleur aveuglément.


Thanksgiving ou l'occasion rêvée pour Edha Lahiri de couver ses enfants mais aussi ─ et surtout ─ de les étouffer de questions toutes plus indiscrètes les unes que les autres. Arjun comptait-il avoir un jour des enfants avec la douce Marlene ─ qui laissait toujours dans son sillon une vague odeur de weed, vainement masquée par un parfum un peu cheap et décidément pas assez fort ─ ou allait-il la laisser sans petit enfant ? Rajan et Madi allaient-ils retourner à Dehli revoir leur tante Lakshmi ? L'adorable petite vieille se languissait terriblement de leur présence et de leur bon esprit, elle avait d'ailleurs des jeunes filles très convenables à leur présenter. Et Latika, franchement, finirait-elle vraiment par sacrifier son bonheur à la politique de ce pays ? Obama n'avait probablement pas besoin de ses services, alors pourquoi s'entêter ? Et Trisha, douce Trisha, Trisha l'enfant parfaite, l'épouse modèle, la future mère si exemplaire.

Seule Trisha échappait à l'interrogatoire maternel et, actuellement, Noor lui enviait réellement son mari insipide et son joli ventre rond.

Rentrer à la maison, autrefois, était source de réel bonheur et synonyme de longues soirées à rire et à jouer aux cartes, à écouter les histoires du quartier et à discuter à voix basse avec le paternel. Rentrer à la maison avait toujours rassuré Noor, jusqu'à son retour du Yémen.

Ses parents n'avaient pas tenté de masquer leur inquiétude mais, curieusement, chez sa mère, l'angoisse s'était transformée en soulagement. Puisque sa carrière militaire était clairement terminée, elle allait enfin pouvoir trouver l'homme de ses rêves, peut-être même fonder une famille. Après tout, sa convalescence était en très bonne voie et elle allait avoir tout le temps de se consacrer à quelqu'un d'autre.

Son père, comme d'habitude, n'avait rien dit. Il s'était contenté de sourire, tout à fait conscient que sa fille aînée n'était plus un cœur à prendre. Latika exceptée, il était le seul à avoir rencontré Jacob. Latika exceptée, il était le seul à savoir que le charmant major avait investi dans un ravissant solitaire d'occasion.

Des mois durant, Noor avait supporté les remarques en silence et la sollicitude matrimoniale de sa mère, jusqu'à cet anniversaire fatidique. Pourquoi diable Jacob avait-il cru qu'il serait de bon goût de lui demander sa main durant une permission, douze ans après leur première vraie conversation entre deux larmes et un paquet de Reese's ? Comment avait-il pu penser qu'elle accepterait, en étant à New York quand lui risquait encore et toujours sa vie dans les contrées les plus dangereuses du globe ? Le rôle d'army wife ne l'intéressait guère et revoir Jacob durant ses rares permissions lui rappelait seulement que ce monde-là lui avait fermé ses portes définitivement.

(Elle aurait pu occuper un poste administratif, devenir instructrice, décrocher un poste au Pentagone. Elle aurait pu, oui, si elle n'avait pas été si indienne, si jeune, si insolente face à un colonel un peu trop blanc, un peu trop vieux, un peu trop con).

Elle avait dit non à Jacob et avait dit non à sa mère, plutôt bruyamment d'ailleurs. Les Lahiri n'étaient pas connus pour leur retenue et Noor avait laissé échapper toute sa frustration, toute sa rancœur, tout sa douleur aussi lorsque mummy dearest lui avait proposé un rendez-vous arrangé. Elle avait explosé, toute en larmes et en hurlements hystériques, et n'avait pas remis les pieds dans le Queens depuis.

─ On ne t'attendait plus, railla Latika en lui ouvrant la porte. La pique ne matchait pas le sourire radieux de la petite sœur.

Tout était pardonné donc, au moins pour Latika. Tant mieux.

─ Arjun m'a dit que tu cherchais du boulot, j'ai peut-être un truc pour toi... si tu veux ? Ce qu'elle voulait, c'était que ce petit crétin de hippie apprenne à tenir sa langue.

─ Je suis entre deux jobs, oui. Mensonge piteux pour déguiser la vérité.

Sa pension militaire ne réglait évidemment pas la totalité de ses frais. Offrir des cours de self-defense sans le moindre diplôme n'était guère lucratif non plus mais trouver un emploi stable était un nouveau départ qu'elle ne parvenait pas à prendre, pas encore.

─ On va commencer par gérer maman, ensuite on s'occupera du reste, ok ? Latika et les bons conseils, une longue, très longue histoire d'amour.

Parfois, seulement parfois, Noor se demandait pourquoi ce n'était pas elle, l'aînée, débordante de patience et d'amour. Parfois, seulement parfois, elle prétendait que c'était le cas et se laissait guider.


L'idée d'avoir décroché un job grâce à sa petite sœur aurait pu la mettre mal à l'aise si la sénatrice Griffin ne lui avait pas tant plu. Noor n'avait jamais prêté beaucoup d'attention à la politique mais pour cette femme, elle était prête à commencer et ce, pas uniquement parce qu'elle venait littéralement de détruire un colonel de l'armée américaine moins d'une minute après le début de leur entretien. La nouvelle n'aurait pas dû tant la réjouir mais savoir son ressentiment partagé était bien trop agréable. Elle ne chercha donc pas à retenir son sourire face à la sénatrice qui, un sourcil haussé, semblait attendre son assentiment pour continuer.

─ Je craignais de vous offenser mais je vois que vous n'avez pas l'air très attristée par ma vision de votre hiérarchie, commenta la grande blonde, comfortablement installée derrière un impressionnant bureau.

─ Ancienne hiérarchie, madame. Et si je peux être tout à fait honnête avec vous... Elle s'arrêta, guettant l'approbation de la politicienne, qui s'empressa de s'exécuter. Mon ancienne hiérarchie n'est pas le problème et vous en êtes clairement consciente. L'armée n'est pas parfaite, c'est vrai, mais ce sont des hommes comme le colonel Wilson qui la dégradent. Qui aurait pu prédire que de tels mots la libéreraient tant ?

Près d'un an plus tôt, elle s'était vengée sur son bureau, avait envoyé valser les rapports et les notes administratives, avait balayé d'un revers de manche téléphone et photos personnelles. Elle avait crié son indignation face à cette mise sur la touche définitive parfaitement injuste, il l'avait traitée d'hystérique, entre autres joyeusetés bien plus offensantes. Aujourd'hui, Noor était sereine, grâce à la simple idée qu'une autre femme, bien plus importante qu'elle, bien plus influente aussi, méprisait ce misérable bureaucrate de tout son être.

─ Vous restez loyale à l'US Army malgré tout ? Ils vous ont mise à la porte, mademoiselle Lahiri, lui rappela la sénatrice. Comme si elle pouvait l'oublier.

Un sourire poli, confiant. Puis elle secoua la tête. Confiante.

─ C'est ce que votre sœur a laissé entendre. C'est pour ça que j'ai accepté de vous rencontrer. Pause. Lourde de sens. Il faudrait remercier Latika, impérativement. J'ai bien peur que ma proposition vous semble ingrate après tant d'années à servir votre pays, surtout après voir lu votre dossier, votre états de service sont impeccables jusqu'au Yémen- Elle se tut, soudain, sans doute frappée par le changement éclair de physionomie de son interlocutrice.

Le Yémen. Les cris, la poussière, la lumière.

Le Yémen, Noor n'en parlait pas, de peur d'étouffer. Dans ses larmes, ses souvenirs, en elle-même surtout.

Le Yémen, personne n'en parlait.

─ Pardonnez-moi, c'était terriblement indélicat de ma part. Je suis navrée Noor. Vous permettez que je vous appelle Noor ? Oui de la tête. Timidement. Est-ce que vous voulez boire un café ? Un simple verre d'eau ? Non de la tête. Fermemement.

La sénatrice se tut et Noor retrouva son calme. Les cris, lointains et étouffés, cessèrent de résonner dans ses oreilles. La poussière, vieille d'un an et demi, quitta ses poumons aussitôt qu'elle était apparue. La lumière, si blanche, si terrible, s'éteignit. Le Yémen disparut, laissant place à Washington, au bureau impeccable, aux boiseries luxueuses. À la sénatrice Griffin qui haïssait tant le colonel et les racistes de tout acabit. Tu vas l'adorer, avait dit Latika. Elle semblait sincèrement navrée, affaissée derrière sa muraille d'acajou. Noor eut presque pitié d'elle.

─ J'ignorais que vous aviez accès à ce genre de dossiers, finit-elle par dire, d'un ton qui se voulait badin mais qui n'était rien sinon vulnérable.

─ Si ça peut vous rassurer, une large partie de votre carrière chez les Seals reste secret défense, même pour moi. Mais le simple fait que vous en ayez fait partie rend toute cette histoire terriblement ridicule. Pause. Soupir. J'imagine que votre sœur ne vous en a pas parlé, je me trompe ?

Non, Latika n'avait rien dit, préférant cultiver le mystère. Comme si ça l'intéressait vraiment, Noor, les mystères. Surtout les mystères concernant le gouvernement.

─ Il arrive parfois que nous recevions ici des, comment dirais-je ? Elle se tut, encore, feignant de réfléchir. La suite était déjà là pourtant, collée dans un coin de sa tête et pas au plafond qu'elle fixait comme si la réponse allait y apparaître en lettres d'or. Des menaces très précises ? Oui, voilà. Ces derniers mois, elles sont de plus en plus détaillées et se concentrent sur mes enfants. Ma fille a accepté l'idée de terminer sa scolarité dans un charmant pensionnat en Europe mais mon fils... Le fils terrible. Adepte de frasques en tout genre, grand ami des tabloïds. Jeté discrètement de Columbia, impossible à envoyer dans une cage scolaire dorée en Suisse ou ailleurs. Même Noor en avait entendu parler. Si je peux être tout à fait honnête avec vous Noor, mon fils est un petit con et dans le climat actuel, je ne peux pas faire autrement que de lui trouver la meilleure nounou qui soit. Oh.

Elle s'était attendue à une proposition de ce genre-là. La sécurité dans le privé était une évolution presque logique pour bon nombre de soldats, plus particulièrement encore pour les forces spéciales. Elle avait vu passé quelques annonces déjà, dans la presse et dans sa boîte mail, preuve s'il en était que ses contacts dans l'armée, active ou non, ne lui avaient pas tourné le dos, mais Noor n'y avait pas vraiment prêté attention jusqu'à maintenant. Trop difficile, trop définitif aussi. Wilson avait peut-être mis un terme à sa carrière mais l'accepter n'était pas si simple.

─ Qu'en pensez-vous ? la relança la sénatrice qui, contrairement à ce qu'elle avait sous-entendu, semblait tout à fait à l'aise avec l'idée de demander à une ancienne membre des seals de jouer les gouvernantes de luxe pour mômes de riche en pleine crise d'adolescence. Merveilleux.

─ Je signe où ? C'était probablement une mauvaise idée. Une très, très mauvaise idée.

Que pouvait-elle faire, sinon accepter ? S'apitoyer sur son sort indéfiniment, continuer à enchaîner des petits boulots insignifiants tout en broyant du noir ? Non, vraiment pas.


Toute cette histoire de vacances australiennes était une Mauvaise Idée™ et même Murphy, le chef de la sécurité de Griffin, était d'accord avec elle. Depuis que Wesley avait exprimé la simple envie de quitter le sol américain, Noor s'y était vivement opposée et elle avait pensé, pendant un temps, qu'on oublierait tout bonnement le projet. Dans le climat actuel, après cette affaire de lettres piégées envoyées à une foule de démocrates, fuir avait des airs de fausses bonnes idées. S'éloigner, en théorie, n'était pas si bête que ça mais décider de passer du bon temps à l'autre bout du monde avec une sécurité minimale était clairement la proposition la plus stupide que Noor avait jamais entendu ─ et ça incluait sa mère et ses projets de mariage avec le fils aîné des Kapoor, qui était aussi intéressé par les femmes qu'elle par la couture. Pourtant, la sénatrice Griffin avait approuvé, pour le plus grand plaisir de son crétin de fils.

Pour ne rien changer à ses bonnes habitudes, le crétin de fils était en retard. Avec un peu de chances, il leur ferait rater leur avion et on pourrait remettre à plus tard cette folle idée d'aller se dorer la pilule sur une plage australienne quand sa propre mère risquait de recevoir des colis parfumés à l'anthrax tous les jours. En deux ans de protection rapprochée, Noor avait appris à connaître le gamin et se tirer une balle dans le pied lui ressemblait tout à fait. Avait-il vraiment envie d'aller en Australie ? Difficile à dire. Wesley Griffin s'éclatait dans le rôle du petit con égocentrique et inconscient, il prenait des décisions irréfléchies tous les jours et ce projet n'était pas différent de ses lubies habituelles.

Il finit par apparaître, perfecto sur le dos et lunettes de soleil nonchalamment posées sur son nez. Noor leva les yeux au ciel, irritée. Quel crétin.

─ C'est pas trop tôt, lâcha-t-elle avec humeur.

Un ricanement rencontra son irritation. La goutte d'eau qui fit déborder le vase. Elle arracha la paire de lunettes qui semblaient la narguer et, sans surprise, des pupilles dilatées rencontrèrent les siennes. Noor marqua un temps d'arrêt, bouche entrouverte, crispée au possible, avant de se pencher en tirant le col de sa veste. Elle inspira, grimaçant en reconnaissant l'odeur.

─ Sérieusement ? Il est même pas sept heures du matin Wes, dans quel putain de monde tu vis ? Laisser libre cours à sa colère était un privilège gracieusement accordé par la sénatrice, un privilège que son aîné prenait plaisir à provoquer.

Hilare, l'aîne en question haussa les épaules, clairement ravi par la réaction. Tester les limites de son garde du corps ─ le titre était moins offensant que nounou, même si c'était exactement ainsi qu'elle gagnait sa vie ─ était l'une de ses activités favorites et, il fallait le reconnaître, il faisait preuve d'une incroyable créativité lorsqu'il était question de lui pourrir la vie.

─ Tu sais que prendre l'avion me terrifie, minauda-t-il, se pensant sans doute grand comique. Allez, relax Noor, tout va bien se passer, fit-il en guise de conclusion, allongeant un bras autour de ses épaules.

Elle se dégagea violemment. Ce vol allait être long, très, très long.