ACTE I - LE CRASH (PLAGE NORD)

Son épaule avait été replacée maladroitement dans un pop sonore. La douleur lui avait arraché une grimace qui déformait encore ses traits. Oh, ce qu’elle aurait donné pour se trouver dans l’une de ces chambres d’hôtel ostentatoires où le luxe étouffait le moindre bruit, exhaussait le moindre désir à peine formulé du bout des lèvres. Ce qu’elle aurait donné pour se consumer d’irritation devant l’une ou l’autre des nouvelles bêtises de Wesley.

Wes. Merde, Wes. Où était Wes ?

Une vague de lucidité, sans doute conséquence indirectement heureuse de sa blessure, la secoua et Noor, un brin étourdie, chancela. Wes n’était pas seulement un job parmi tant d’autres, son opportunité de retrouver un semblant de vie normale après les seals, Wes était son job, sa responsabilité. Et Wes n’était pas là. Il n’était pas perdu parmi les blessés que triaient les survivants compétents, ne se trouvait pas au milieu des autres, hébétés, trempés pour certains, dans l’attente d’un signe, d’une explication, du réveil loin de ce terrible cauchemar. Wes n’était pas là.

Interdite, Noor tenta de se repasser mentalement le film des événements qui avaient précédé la descente dans cet enfer paradisiaque. L’agacement devant le retard de ce petit crétin qu’elle devait surveiller, les clés déposées avec sa ceinture et ses plaques d’identification, son arme et le dossier d’autorisations et de dispenses quasiment diplomatiques, faveur spéciale de la sénatrice, qui l’accompagnaient systématiquement. Sa main gauche se glissa involontairement sous sa veste. Le holster était toujours là, le 9mm aussi. C’était d’ordinaire son premier réflexe, sa première vérification. Ça aurait dû l’être cette fois aussi mais cette fois-çi, c’était différent. Et la suite, les souvenirs immédiats. Flous, confus. Le choc sans doute. Peut-être s’était-elle cognée la tête aussi. Leurs sièges, bien plus confortables que ce à quoi Noor avait été habituée au cours de sa carrière. Le soda apporté par une hôtesse souriante. L’agitation qui secouait l’un des genoux de Wesley avant qu’il ne se lève, au grand dam de son garde du corps. Ses derniers mots, jetés avec désinvolture, avec un soupçon de défiance aussi.

Ses derniers mots.

Non, ce n’était pas possible. Wes avait forcément survécu. Il devait avoir survécu.

─ Wes ! WESLEY ! s’époumona-t-elle, fébrile. Elle abandonna la jeune femme croisée plus tôt sans plus qu’un regard d’excuses et traversa la plage, jonchée de valises et de visages hébétés. Des inconnus, des dizaines d’inconnus, mais nulle trace des traits familiers du petit con qui faisait de son quotidien un enchaînement constant de challenges. La panique commençait doucement mais sûrement à l’envahir, vicieuse et incontrôlable, prenant du terrain au fur et à mesure que Noor avançait. Il n’était pas là, mais où était-il ?

Elle se souvint de son arrogance au moment où il s’était levé. Il s’était levé, au plus mauvais moment. Son timing avait été terriblement impeccable, comme toujours. Se retrouver au mauvais endroit au mauvais moment était, à n’en pas douter, l’un de ses nombreux talents, et si elle en avait la possibilité, Noor lui ferait part de son opinion sur le sujet, coûte que coûte, quitte à le bousculer pour qu’il comprenne. Que ce maudit gamin finisse par saisir qu’il devait être prudent, bordel.

Elle ne se souvenait pas avoir tant espéré pouvoir engueuler quelqu’un et le temps d’une seconde ou deux, l’idée lui tira un sourire. Noor se détourna du petit rassemblement de survivants, gênée par sa réaction. Stupide, insensée. Son regard tomba sur la carcasse de l’avion ou, du moins, ce qu’il en restait. Des silhouettes s’en éloignaient et, soudain, la panique recula, mise en doute par l’espoir, tout neuf, que Wesley se trouve parmi ces ombres qui fuyaient.

Elle n’hésita qu’un court instant, considérant la distance et son état général, son épaule meurtrie qui se rappelait à son bon souvenir à chaque mouvement. Ce n’était rien, rien qui pouvait l’empêcher de retrouver Wes. Et Noor s’élança, sans un regard en arrière. L’objectif était simple, clair, précis. Retrouver Griffin, mort ou vif. Vif, de préférence. Elle tuerait ce petit con si il avait trouvé le moyen de mourrir sous sa surveillance.

L’odeur de chair brûlée, mêlée à celle du fioul et du métal calciné, lui arracha un haut-le-cœur et elle s’arrêta une seconde en arrivant sur les lieux, courbée en avant, appuyée sur ses cuisses, retenant à grand peine sa nausée. Wes n’était toujours pas là, par bonheur. Noor allait se détourner lorsqu’il lui sembla entendre sa voix lui parvenir, paniquée, de l’intérieur de l’appareil. Elle se redressa, alerte, et rejoignit une jeune fille (@Mina Jones) qui paraissait réticente à l’idée d’entrer à l’intérieur de l’épave.

─ Vous all- Noor s’interrompit en découvrant l’interlocuteur de la jeune femme. Wesley, inanimé. Son cœur fit un bond en avant et elle se précipita. Wes, Wes, Griffin, bordel, balbutia-t-elle sans s’en rendre compte. Il était là, il était là, sous ses yeux, et il avait un pouls. Wesley était vivant. Elle aurait presque pu verser une larme tant elle se sentait soulagée. Peut-être était-elle plus attachée à ce gamin qu’elle ne voulait bien l’admettre finalement.

─ Merde Griffin, reste avec moi, murmura-t-elle en se penchant pour s’assurer qu’il respirait.

─ Je suis chirurgien, lança une voix féminine (@Elizabeth Monroe), cadeau du ciel. Ah, quelle ironie. Noor releva les yeux, soulagée malgré l’inquiétude latente, nourrie par le corps immobile de Wes sous ses mains tremblantes.

─ Vous imaginez pas à quel point je suis heureuse d’entendre ça. Il est inconscient et je, j’ai quelques notions de secourisme mais je- je ne peux pas le perdre. Sa mère me tuerait. Ridicule considération mais ça valait mieux qu’avouer à voix haute qu’elle ne se le pardonnerait pas si par malheur, cela se produisait.

S'ils survivaient à tout ça, elle ne le laisserait plus jamais quitter son champ de vision. S'ils survivaient, ah, la bonne blague. Perdus au milieu de nulle part, avec une moitié de carcasse d'avion qui allait probablement finir par s'enflammer tôt ou tard, désorienté·e·s, blessés pour certain·e·s. La recette parfaite du désastre mais c'était là des considérations pour plus tard. Il y avait plus urgent, plus dramatique. Wes et son manque de réaction. Wes, en danger. Aussi perturbée qu'elle pouvait être, Noor avait l'étrange impression de vibrer, tous ses sens en alerte, dans la faible mesure de ses moyens. La sensation était familière, la renvoyait à des souvenirs confus, au soleil cruel et aveuglant, à la poussière d'un désert étranger, aux cris et aux invectives dans des langues inconnues. Son cœur s'affola et elle pouvait presque apercevoir la panique pointer le bout de son nez, compagne de ces dernières années solitaires. Noor baissa les yeux, se forçant à se concentrer sur Wesley, sur les consignes qui lui parvenaient. Elle hocha la tête, mécaniquement, avant d'appliquer la pression nécessaire sur les épaules du jeune homme. Quel petit crétin, franchement. Elle ne se souvenait pas d'avoir eu aussi peur, l'un des rares avantages des traumatismes appartenant à une époque révolue. L'esprit finissait par minimiser les dommages, au fil du temps, mais elle doutait de pouvoir oublier ce traumatisme-là de sitôt.

Un soupir de soulagement lui échappa lorsqu'il ouvrit les yeux, confus mais bien vivant, et elle lui abandonna une main de bon cœur, un vague sourire dansant sur ses lèvres. Il allait finir par la tuer. Si ce n'était pas dans un crash d'avion, ce serait le stress, très certainement.

─ Oui, bien sûr, cet avion a dégringolé des airs par ta faute. Il faut vraiment qu'on travaille tes problèmes d'ego, Griffin, ça prend des proportions ridicules, souffla-t-elle en écartant une mèche de cheveux écarlates de son front. Elle se redressa, cherchant le regard de la médecin pour lui adresser un merci silencieux. Il n'était pas tiré d'affaire, loin de là, mais Noor ignorait totalement si elle aurait été capable de gérer sa découverte et cette blessure, surtout, sans une aide extérieure.

─ Vous pouvez l'aider Doc ? reprit-elle, écho à la plainte de Wesley. Je peux le tenir si nécessaire. Ou le renvoyer dans les vapes, j'ai toujours rêvé de faire ça, ajouta-t-elle avec un bref regard pour le garçon, aussi amusée qu'émue. Oh, ce qu'elle donnerait pour être de retour à Washington, à vouloir s'arracher les cheveux comme lui arracher les yeux tant il était insupportable. Tout valait mieux que cette plage et cette angoisse incontrôlable qui lui ceignait la poitrine.

@Elizabeth Monroe @Wesley Griffin